Ecriture Créative

Ecriture      Créative

L’homme du Café de la paix

 

15h00. Sa montre affichait 15h00 précises en blanc sur cadran noir. Elle était maintenant  à l’heure exacte du rendez-vous, alors qu’à son arrivée elle était résolument en avance. Comme d’habitude. On ne sait jamais… D’un geste machinal et précis, elle se passa les mains dans les cheveux, bruns, légèrement bouclés, se redressa sur sa chaise sans quitter des yeux   l’écran bleuâtre de son portable. Sa jupe et son corsage n’attiraient pas le regard par des couleurs ou une coupe sexy : non, elle avait choisi la neutralité, presque la banalité pour cette rencontre singulière. Autour d’elle, solitaires, en couples ou en groupe, les clients du bar. Le « Café de la paix », avait-il indiqué. Pas mal, jolies tables en bois peint, quelques palmiers. Un peu bruyant, peut-être à cause du large store qui protégeait la terrasse du soleil et répercutait paroles et bruits divers. Mais pas de voitures. Un parc en face. Des enfants.

Il avait dit au téléphone qu’il n’habitait pas loin de chez elle, qu’il avait quelque chose d’important à lui dire. Il avait insisté pour qu’ils se voient aujourd’hui 11novembre, l’heure aussi avait l’air importante.

Puis il est arrivé. Jeune, 35 ans environ, tenue d’allure plutôt sportive mais chic, silhouette élancée, le visage harmonieux et des yeux bleu très clair, mais d’une grande profondeur. Olga était satisfaite du premier contact, presque heureuse de cette découverte d’un voisin inconnu jusque-là, si bien que malgré elle, spontanément, un sourire est venu enluminer son visage.

 

- Merci d’être venue, lui dit-il, en lui serrant la main. Il faut que je vous montre quelque chose.

Sa voix était calme, agréable, elle y décelait de l’émotion, sans doute non feinte.

- J’espère que vous ne m’allez pas me gâcher mon après-midi, répondit-elle en relâchant son sourire.

- Non, non, bien au contraire… Voici  ce qui m’a amené à vous proposer cette rencontre.

Il s’assit et d’un coup sec,  ajusta la position de sa chaise. Puis, il déposa une grande enveloppe blanche sur la table ronde, prenant soin de ne pas bousculer la tasse de café d’Olga.

Il en retira une feuille qui faisait penser à une photocopie d’un document ancien, manuscrit,  et il affirma qu’il s’agissait d’un courrier d’un de ses arrière-grands-parents, mort à la guerre en 1917.

- Si je voulais vous voir aujourd’hui, c’est parce que mes recherches m’incitent  à croire que  cet ancêtre nous est commun.

Avant qu’Olga n’ait eu le temps de réagir, il poursuivit en l’invitant à écouter attentivement la lecture du document. ( Extrait de « Paroles de poilus , Lettres et carnets du front 1914-18 », p.87, éd Librio, 1998

 

« Ma bien chère Lucie,

Quand cette lettre te parviendra, je serai mort fusillé. Voici pourquoi :

Le 27 novembre, vers 5 heures du soir, après un violent bombardement de deux heures, dans une tranchée de première ligne, et alors que nous finissions la soupe, des Allemands se sont amenés dans la tranchée, m’ont fait prisonnier avec deux autres camarades. J’ai profité d’un moment de bousculade pour m’échapper des mains des Allemands. J’ai suivi mes camarades, et ensuite, j’ai été accusé d’abandon de poste en présence de l’ennemi.

 

Nous sommes passés vingt-quatre hier soir au Conseil de Guerre. Six ont été condamnés à mort dont moi. Je ne suis pas plus coupable que les autres, mais il faut un exemple. […].

Je te fais mes derniers adieux à la hâte, les larmes aux yeux, l’âme en peine […] Ma petite Lucie encore une fois pardon.

Je meurs innocent du crime d’abandon de poste qui m’est reproché. Si au lieu de m’échapper des Allemands, j’étais resté prisonnier, j’aurais encore la vie sauve. C’est la fatalité.

Ma dernière pensée, à toi, jusqu’au bout. 

Henri Floch »

 

 Olga retira d’un geste lent ses lunettes de soleil, que par jeu ou par défi, elle avait gardé depuis l’arrivée du « voisin ». Son regard vert, ponctué par deux fins sourcils, nourri de multiples questions,  se fixa sur le visage de l’homme, qui gardait la tête légèrement baissée.

- Cette histoire est terrible. Mais vous devez vous méprendre : autant que je sache, je n’ai pas d’ancêtre mort durant la Grande guerre. Que voulez-vous au juste ?, dit- elle d’un ton à la foi ému et irrité. Que signifie ce rendez-vous ?

Troublé par la grâce de ses yeux qu’il voyait pour la première fois de si près, l’homme lui affirma que c’était la vérité. Il pouvait le prouver.

Il constata alors qu’il était 15h30 sur l’horloge du bar.

- Mais, il y a encore plus important. Il faut absolument que je vous emmène pour vous expliquer …venez …où vous voulez…

Olga était partagée entre curiosité et crainte, entre rejet immédiat de cette proposition bizarre et excitation d’une aventure un peu brumeuse. Elle accepta.

- D’accord. Allons dans la galerie marchande au bord du fleuve.

Alors qu’elle se levait, il remarqua la souplesse de sa ligne et la jolie courbure de ses jambes. Mais il se ressaisit aussitôt et la prit fermement par le bras.

- Vite, lui souffla-t-il, vite !

D’un pas pressé, il la guida jusqu'à sa voiture, sans parler. Olga ne savait que penser, tellement les évènements se bousculaient, mais elle pressentait avec une inexplicable assurance  la probable sincérité de cet homme.

Ils bondirent dans la voiture. Ils étaient happés par la mécanique démente du flot routier, aspirés vers le centre-ville. A vive allure, ils dépassaient les autres véhicules, tout comme les pompiers se précipitant vers un feu ou un accident.

Puis, passé les artères centrales, il ralentit. Le lac approchait. Il se dirigea vers le centre commercial et trouva rapidement une place de parking convenable. Il jeta un coup d’œil discret sur sa montre. 16h03.

- Nous y sommes, déclara-t-il en tournant la tête vers Olga. Avant de sortir, écoutez…

 

Il alluma la radio. Le speaker annonçait un attentat à la bombe qui venait de se produire allée de la Libération, à hauteur du Café de la paix. Sans doute des morts, des blessés. On ne savait pas encore combien.

Pétrifiée par les incroyables paroles de la radio, Olga s’était comme tassée sur son siège, les mains plaquées sur le visage. Malgré elle, un « Oh ! »  étouffé d’effroi sortit de ses lèvres. Mais très  rapidement, les questions affluèrent à son esprit.

-  Vous m’avez donc sauvé !!! Pourquoi ? Comment saviez-vous… ?

Il lui prit doucement la main.

- Venez, allons au centre commercial. Peut-être seulement la chance…

Tout ça est bien mystérieux, pensa-t-elle, en sortant du véhicule. Et puis tout à coup, lui vint une idée affreuse : et si c’était un stratagème pervers pour seulement la faire tomber dans ses bras ?

 

                                                                                Pierre, le 11 novembre 2015



19/11/2015
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 5 autres membres